Les Bulldozers du Sarawak - 1997

Le sort des plantes en péril nous touche plus durement lorsqu'elles constituent le milieu de vie de communautés humaines mises elles-mêmes en difficulté par leur mode d'exploitation inacceptable.

Nous bénéficions en ce domaine du précieux témoignage de première main de Bruno Manser. Bruno fit ses classes d'écologiste comme berger-fromager d'alpage en Suisse durant 10 ans. Il forma alors le projet de consacrer plusieurs années de son existence à vivre dans une communauté indigène menacée par les excès du bûcheronnage et de l'exploitation des bois tropicaux. C'est ainsi qu'il se rendit chez les Penans, peuple chasseurs-cueilleurs encore peu connu de Bornéo. Bruno découvrit là un peuple pacifique, menant une vie simple et rude au coeur de la forêt primaire, vierge, du Sarawak, partie malaise de l'île.

Mais, bientôt, les mugissements sinistres des bulldozers, des tronçonneuses et autres engins de chantier vinrent rompre le calme et la paix de cet univers. Les Penans demandèrent alors que leur forêt soit protégée et Bruno devient tout naturellement leur conseiller et leur appui. Rôle difficile pour un étranger qui risquait, en prenant parti, de se faire expulser. Il accepta néanmoins de transmettre le message des Penans aux autorités du Sarawak. Les choses prirent vite le tour qu'on imagine, et Bruno devient pour la police et l'armée une sorte d'ennemi public numéro un, un "homme à abattre". Quand il a quitté clandestinement Bornéo, six ans plus tard, au printemps 1990, il s'est lancé dans une vaste campagne d'information sur les peuples menacés par la destruction des forêts tropicales.

Au nom du progrès, le bûcheronnage industriel a privé les derniers nomades des espaces forestiers dont ils vivaient. Ceux-ci ont répliqué pacifiquement en dressant des barrages face aux bulldozers : des barrages humains, les seuls que ces engins n'osent encore renverser. Pour l'instant...

Depuis son retour, Bruno Manser a déployé sur le plan international une action militante et une campagne de témoignage d'une ampleur exceptionnelle. Il a montré que l'utilisation des bois tropicaux entraîne, en amont, un désastre écologique et humain sans précédent. Alors qu'en Amazonie, la forêt et les Indiens sont menacés par le feu visant à permettre la mise en culture de nouvelles terres, en Malaisie, c'est l'exploitation du bois qui représente une menace écologique majeure. Or, cette exploitation est menée sur grande échelle. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : 4,4 millions de stères abattus en 1976 ; 13 millions en 1986 ; 19 millions en 1992... L'industrie du bois est étroitement liée aux milieux gouvernementaux ; les principaux responsables du pays sont aussi propriétaires de milliers de kilomètres carrés de forêt. Une forêt exploitée dans des conditions catastrophiques. Car les bulldozers labourent l'espace forestier en tous sens à la recherche des arbres commercialisables ; les autres sont culbutés sans vergogne. Après "exploitation" - le mot est ici à prendre dans le sens d'oeuvre d'exploiteurs plutôt que d'exploitants -, la couche forestière est rasée à 65 % et les arbres abattus y laissent des "clairières" béantes. Pour aller chercher le bois, les engins sillonnent la forêt de vastes balafres, écrasant tout sur leur passage. La jungle se lézarde, se mite, se couvre de cicatrices ; comme il s'agit de régions vallonnées, l'érosion a tôt fait de décaper la mince pellicule du sol, si fragile dans les forêts tropicales humides. L'humus est entraîné vers les rivières transformées en torrents boueux dont l'eau devient impropre à la consommation et à la vie des poissons. Pour les populations forestières vivant de pêche et de cueillette, les conséquences sont évidemment dramatiques. Chassés de leurs terres, les Indiens finissent lamentablement dans la misère des bidonvilles.

En fait, ici comme dans toutes les forêts tropicales humides du globe, l'exploitation est de type minier davantage que de type forestier, en ce sens qu'elle détruit irréversiblement le capital sans le régénérer, comme c'est le cas dans les forêts tempérées. Point de rotation, de coupes réparties dans le temps, de semis, de repousse. La forêt tropicale meurt une fois pour toutes au Sarawak comme au Brésil ou ailleurs. Quant aux indigènes, ils paient le prix de leur résistance : dans le cas des Penans, près de 700 d'entre eux ont été emprisonnés, accusés de faire obstruction, par leurs barrages humains, au travail des bulldozers. Leur "capture" a été le fruit d'interventions musclées de la part des militaires et des policiers agissant avec le renfort d'hélicoptères. Le sort de ces indigènes s'apparente à celui des Indiens du monde entier qui ne peuvent faire valoir aucun titre de propriété sur les terres qu'ils occupent et dont ils vivent. C'est le schéma, toujours répété depuis des siècles, de l'ethnocide perpétré sur des populations ayant d'autres modes de vie et d'autres valeurs culturelles que les nôtres.La société industrielle est incapable de les reconnaître, de les respecter et de les protéger.

Ici, la menace bien réelle qui pèse sur les plantes, retentit immédiatement sur les hommes, tant il est vrai que le destin des seconds et celui de la nature sont étroitement liés. Sans compter que, dans ces forêts de Bornéo, la biodiversité atteint son niveau le plus élevé : on a pu y dénombrer 700 espèces d'arbres sur dix parcelles d'un hectare, soit autant d'espèces que dans toute l'Amérique du Nord, Etats-Unis et Canada confondus, et beaucoup plus que pour toute l'Europe ! Nous sommes ici dans le berceau de la "civilisation" des plantes à fleurs qui il y a cent millions d'années, sont probablement nées dans cette région du monde pour se répandre ensuite sur l'ensemble de la planète. Une civilisation analogue en somme à celle des Penans, aujourd'hui menacée par les débordements du monde industriel dont les symboles sont ici, indique Bruno, "la bière hollandaise Heineken et les cigarettes anglaises Benson&Hedges en paquets dorés" (1).

Face à ces terres bouleversées, à ces ethnies traquées, qui songe seulement aux spécimens également menacés de ces flores mal connues ? Qui va se souvenir de deux malheureux palmiers chichement représentés au Sarawak en quelques rares stations repérées. Le premier est victime (2) à la fois des populations locales qui mangent l'extrémité du tronc et tuent l'arbre, et des bûcheronneurs qui l'écrasent sous les chenilles de leurs bulldozers. Ce très grand et bel arbre a été recommandé par des botanistes pour border les avenues des villes tropicales. Mais survivra-t-il dans son milieu naturel ? Le célébrissime jardin botanique de Bogor, à Java, en distribue des graines par l'intermédiaire de la Société des Amis des Palmiers, et sa survie en tant qu'espèce semble donc assurée : ainsi continuera-t-on à admirer ce Caryota de 20 à 30 mètres de haut dans les parcs et jardins, avec ses feuilles de 8 mètres de long (qui sont cependant loin d'atteindre le record de la taille des feuilles, homologué chez une autre espèce de palmier, le Raphia, avec des feuilles de 20 mètres de long...). Quant à la seconde espèce de palmier (3) menacée au Sarawak, elle souffre exclusivement du bûcheronnage, incapable qu'elle est de se maintenir dans les couloirs et les clairières dessinés par les bulldozers, car elle ne supporte pas la forte insolation des terrains ainsi défrichés. Une espèce somme toute bien à sa place dans la forêt primaire initiale, mais plus du tout cher elle dans les résidus boisés laissés par l'homme. Espèce en danger, aussi, dans la mesure où il est très difficile de faire germer ses graines : visiblement ce palmier n'a pas un grand chemin à parcourir pour atteindre son seuil d'extinction.

Mais les forêts tropicales sont sans doute les milieux les moins bien connus, faute de botanistes compétents et d'études suffisantes. C'est pourquoi elles occupent sans discussion la première place parmi les milieux menacés et hébergent le plus grand nombre de plantes en péril. Plantes que, bien souvent, nul n'a encore repérées. Ne découvre-t-on pas de même aujourd'hui encore de menus groupes humains inconnus au plus profond des jungles équatoriales ? ...

(1) Bruno manser "Voix de la Forêt Pluviale" 1994

(2) Caryota no. Palmacées

(3) Johannesteiss mannia altifrans. Palmacées

Extrait des "Plantes en Péril"
de Jean Marie PELT



06/07/2007
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